Aller simple pour Guatemala City

Des couples et des marmots ! Voilà que je jalouse secrètement les péripéties domestiques qui animent les pauses café de mes collègues, alors que je sabote toute prémisse de relation amoureuse. Une infirmité imputable à la privation précoce d’un père, me dis-je en montant dans le bus de huit heures zéro trois. J’investis le siège côté couloir que vient de quitter un passager pressé, quand mon voisin se lève d’un bond, me bouscule sans une excuse et saute du bus, silhouette nerveuse aussitôt engloutie par la foule. Une masse sombre tapie sur le siège vide détourne alors mon regard, un smartphone. D’un geste rageur, je jette le mobile au fond de mon sac, exaspérée d’avoir à perdre du temps à pister l’indélicat.

Ma journée à l’institut de sciences moléculaires se construit malgré moi et j’oublie le reste du monde. Quand la nuit me rattrape, les guirlandes de phares dans les vitrines des magasins reflètent les pares chocs qui s’entrechoquent. Arrivée dans le hall de mon immeuble, c’est en sondant les entrailles de mon sac en quête du trousseau de clés, que le mobile se rappelle subitement à ma mémoire. Dans ma boîte aux lettres, je découvre avec stupeur un billet d’avion, un aller simple pour Guatemala City. C’est là qu’une vibration fait tressaillir le mobile, un message « Votre père est mort. Je vous attendrai à l’arrivée».

Je caresse songeuse la sensualité noire de l’objet aux courbes arrondies, alors l’oubli était une ruse. J’ai toujours eu l’intuition que les faces aveugles de ma vie se révèleraient et bouleverseraient mon destin. Voici donc le moment venu. Mon père est mort. Mon père. Voici vingt ans qu’il s’est brutalement volatilisé sans préavis ni bagage, vingt ans d’énigme, d’errance dans les ténèbres de son histoire, de larmes et de ressentiment. Une mort mystérieuse était l’explication la plus acceptable. Mais voilà qu’il réapparaît, et pour mourir encore. Alors ce qui a timbré mon adolescence du sceau d’une solitude qui est devenue mon identité n’était donc qu’une dérobade. Ce désert affectif qui m’a laissée exsangue à la mort de mon frère d’un accident de canyoning, puis désarmée par la folie de ma mère désormais murée dans une forteresse de deuils impossibles, cet enfermement ne serait finalement que la rançon d’un lâche abandon. Ma tour d’ivoire s’effrite, il est l’heure d’avoir une partie des réponses, en héritage crier à son cadavre ce que j’ai sur le cœur, et commencer enfin à tracer mon chemin. Cette perspective mérite bien deux semaines de congés.

Mon siège dans l’avion est près du hublot. Dans la poche de mon blouson git le smartphone qui a fini par s’éteindre faute de batterie. A ma droite s’installe l’homme aux cheveux blancs dont j’ai senti le regard si insistant en salle d’embarquement qu’il m’a fait lever les yeux de « Daddy est mort » d’Insa Sané. Il sort de son sac cabine « Gueule de bois » du même auteur, et pose son marque page sur la tablette, une reproduction d’une peinture bleue de Miro. Je lui souris.

" Voisins de fortune et des goûts communs en littérature et en peinture. Il ne manquerait plus que vous aimiez Mozart.

Avec un regard oblique, il tire de sa poche un lecteur mp3.

— Vous y trouverez Don Giovanni.

— Le hasard n’existe pas, lui dis-je dans un éclat de rire.

— Puisque nous voilà embarqués pour un important voyage, permettez-moi de me présenter, Felipe Dominguez.

— Laura. En vacances ?

— Je suis historien à la retraite, spécialiste des Mayas. Je suis disons … mandaté pour une ultime mission. Et vous ?

— Une affaire de famille à régler, une ultime mission également.

Chacun se replonge ostensiblement dans son roman. Finalement, ma curiosité l’emportant, je me lance dans l’investigation.

—  Pardonnez mon indiscrétion, mais j’ai lu des articles sur le calendrier Maya. Vous avez exploré cette  question ?

Absolument, c’est même le sujet central de mes recherches. Les Mayas formèrent une civilisation considérée par de nombreux experts comme la plus avancée que l’Amérique ait connue. Ils développèrent une perception complexe du temps, plusieurs systèmes calendaires reliés entre eux.

Et cette histoire de fin du monde dont parlaient les médias, c’était quand ?

Fin 2012. Pour faire simple, il s’agit de la fin du calendrier maya. Certains saltimbanques de la prédication prétendaient qu’elle marquerait la fin du monde, mais les mayas considèrent que cette date marque le début d'une nouvelle ère résultant du réalignement de l’axe polaire avec le centre de notre galaxie.

—  Mais, je croyais la civilisation disparue depuis longtemps.

— L’effondrement de la civilisation au neuvième siècle de l’ère chrétienne a entraîné la perte de pouvoir des familles régnantes et l’abandon des cités, mais n’a pas remis en cause la permanence du peuple maya. Il représente aujourd’hui plus de soixante pour cent de la population au Guatemala.

— Et donc une population qui démarre un nouveau cycle. Merci infiniment pour votre éclairage, je regrette d’avoir si peu de temps à consacrer à ce pays fascinant.

—  Juste un aller retour alors ?

— Dès que j’ai réglé l’avatar familial, je saute dans le premier vol pour Paris".

A l’arrivée, Felipe Dominguez a disparu sans que j’aie le temps de le saluer. Et me voilà, poisseuse et harassée après plus de onze heures de vol, à attendre un inconnu dans un aéroport. L’homme qui se dirige droit sur moi a la quarantaine sportive, il est trapu et ses cheveux noirs ondulent sur ses épaules. Pas l’ombre d’une hésitation, c’est l’inconnu du bus. Visage fermé, il s’incline cérémonieusement.

Machinalement, je lui tends le mobile qui disparaît dans la poche de sa veste de treillis. Comme j’ouvre la bouche pour le questionner, il m’interrompt.

" Yax Balam. Je vous emmène à Florès. Suivez-moi".

Le ton n’appelle aucune discussion, l’individu est mutique et le coucou  tapageur affrété par Taka Airlines n’invite guère au babillage futile. Jetant un dernier coup d’œil au tarmac, je crois apercevoir la silhouette de l’homme aux cheveux blancs s’approchant d’un autre avion. Décollage incertain. La première demi heure se déroule dans le vrombissement du moteur, quand soudain l’avion traverse des turbulences, le moteur hoquette, des silences suivis d’éructations hargneuses ponctuées de secousses qui me soulèvent l’estomac. Chaque minute en compte dix. Enfin, nous atterrissons à Florès où une jeep cherokee verte nous attend.

A Tikal, le gigantesque site archéologique de la civilisation Maya, Yax Balam arrête la voiture au centre des visiteurs quasi désert en cette fin de journée, et m’annonce qu’il va falloir marcher. Nous empruntons une allée qui débouche sur une grande place encadrée par des temples époustouflants, je me sens lilliputienne.

" Le temple du grand jaguar, et plus loin l’acropole, indique l’homme.

Nous empruntons un sentier, croisons les derniers touristes fourbus qui déambulent hallucinés vers la grande place. L’allée débouche sur une imposante pyramide.

— El Mundo Perdido, ce qui a été mis à jour n’est qu’une infime partie de l’existant, lance l’homme avec un geste circulaire de la main. A perte de vue un océan foisonnant, interrompu par d’autres silhouettes gigantesques de temples qui émergent de la forêt subtropicale dans laquelle nous nous enfonçons. Les cris des singes hurleurs deviennent de plus en plus inquiétants. L’homme s’approche d’un monument enserré d’un enchevêtrement de racines, écarte une porte de lianes et me pousse fermement devant lui. A l’intérieur, des torches éclairent faiblement une première salle. L’angoisse sourde qui montait depuis les premiers cris des singes hurleurs me crucifie l’estomac. Dans la seconde pièce peinte en rouge et décorée de glyphes, une vingtaine d’hommes se tiennent debout, ils portent de lourds colliers de jade sur leur torse recouvert de peintures rouges, et sur leur tête, des casques ornés de plumes. L’homme de l’avion vêtu d’une cape noire s’avance vers moi.

Je uis chargé de veiller sur vous depuis votre naissance. En ma qualité de généalogiste du peuple maya, je témoigne que vous êtes la dernière descendante de la lignée du dernier roi et l’ultime chance des mayas de rayonner sur le monde à la nouvelle ère qui s’ouvre. Votre père détenait le pouvoir de source divine et devait garantir la pérennité de notre civilisation, mais il est mort accidentellement, ainsi que votre frère. Vous donnerez un héritier, votre enfant sera roi et vous veillerez sur lui jusqu’à ce qu’il règne seul. La fécondation in vitro garantira un descendant mâle dont voici le père. L’homme infiniment séduisant qu’il me désigne porte fièrement la trentaine sportive. Je me retourne. Des hommes en armes bloquent l’entrée.

Je me réveille en sueur, il faut quelques secondes au chaos de particules pour devenir organes, ma respiration s’organise et irrigue le cerveau. Sur ma table de chevet, la revue de l’agence de voyages spécialiste de l’Amérique centrale. Mais pourquoi donc Yax Balam ressemble-t-il à Yan Bernard, le chef de la comptabilité, et le futur père de l’enfant-roi, au charmant chargé de mission qui vient de rejoindre le laboratoire ? C’est alors que le message de mon rêve m’apparaît. Je suis maîtresse de mon histoire, peu importe les légendes que je fabriquerai pour réhabiliter mon père, l’essentiel est dans le pardon qui balisera mon chemin.