(12 titres de Colette sont cachés dans le texte)
Ma mère entretient opiniâtrement une ascèse contrôleuse de chaque interstice de son univers. Elle veille à colmater les fissures relationnelles, à escamoter les incertitudes et les faiblesses, à planifier, étudier et vérifier chaque détail. Le plus infime vacillement de sa vie en noir et blanc déchaîne un séisme intérieur qu’elle dissimule aux yeux du monde autant qu’elle le combat, la moindre décision soulève interrogations, scrupules et atermoiements.
C’est pourquoi elle s'attache minutieusement à l’assurance de son royaume immobile, la culture appliquée des rosiers qui bordent l’allée, l’ordre des tasses de porcelaine dans le vaisselier, les après-midi de broderie derrière la porte fenêtre, les soirées silencieuses à sa collection de timbres, et le formalisme des repas servis en semaine dans la cuisine et le dimanche dans la salle à manger.
Au déjeuner dominical, mon père est souvent absent, absorbé selon la saison par la chasse ou la pêche, ou bien exilé dans la foule de ses occupations électives. Nous déjeunons avec nos grands parents maternels, puis s’étirent les heures longues.
D’abord, la promenade digestive dont le retour passe invariablement par le cimetière. Après avoir franchi les grilles fraîchement repeintes de blanc, nos pas crissent jusqu’à la troisième allée, pour une visite silencieuse à Hubert, le frère jumeau de maman, décédé accidentellement d’une chute de cheval lorsqu’il avait quinze ans, et dont nous ne connaissons qu’une photographie sépia encadrée d’or fin sur la cheminée.
Au retour, maman s’installe au piano qui trône dans le salon, ce colosse luisant dont la mâchoire s’ouvre sur une multitude de dents blanches et noires, avec lequel elle semble entretenir une relation énigmatique, de colère et de soumission, de fascination et rejet. Ma petite sœur Claudine et moi, nattes brunes et nattes blondes, nous asseyons sur la méridienne de velours amarante, à distance prudente de l’instrument. Nos grands parents investissent les fauteuils crapauds capitonnés de lin beige.
La musique est pour nous une affaire mystérieuse et intimidante car notre mère n’a jamais cherché à nous l’apprendre. Ses mains sont des papillons qui préludent par de légers arpèges en glissant sur les touches, puis tout son corps se tend dans une concentration appliquée quand s’élèvent des entrailles du géant, les notes d’une étude de Chopin. La mélodie frôle les rideaux, s’évade par la baie entrouverte, esquive les vrilles de la vigne, traverse le jardin et enfin libérée, s’en va jouer dans le champ d’en face avec le blé en herbe.
Arrive l’heure de goûter, tartines et chocolat. Après le thé, nos grands parents nous embrassent, maman les raccompagne jusqu’au bout de l’allée et nous laisse jouer dans la cour si le temps le permet.
Mais depuis quelques temps, il y a comme une vibration dans l’air, les silences des déjeuners dominicaux habités par un reproche retenu, les soirées de nos parents qui se prolongent tard dans la nuit sur des conversations clandestines. Un grand bouleversement plane sur la famille, la perspective d’un déménagement.
Nos jeux restent suspendus à des interrogations muettes. La semaine dernière, alors que nous étions à l’école, nos parents se sont absentés toute une journée pour régler des papiers et des questions de travaux. Nous aimerions bien en savoir davantage, si nos chambres sont contigües, s’il y a un grand jardin, à quoi ressemble notre future école.
Les réponses restent évasives ou remises à plus tard, et nous comprenons aux silences convenus et aux nombreux conciliabules dans notre dos, qu’il s’agit d’une partition de grands dont on ne souhaite pas nous donner toutes les clés. Alors, pour nous rassurer, nous fantasmons à voix haute un univers exquis.
Pourtant, une angoisse sourde nous tenaille en secret. Quelle énergie considérable notre mère devra-t-elle déployer pour apprivoiser ce nouvel univers, poser les objets familiers exactement à la même place, renouer avec les mêmes rituels ? Y parviendra-t-elle ?
Ce samedi matin-là, alors que ma sœur et moi sommes affairées à poursuivre la splendeur des papillons, arrive une camionnette verte portant cette inscription blanche : déménagement. Nous emboîtons le pas aux deux hommes aux manches de chemises retroussées qui en descendent, un géant roux et un petit brun trapu.
Guidés par maman, le duo visite chaque pièce. Nous suivons à distance raisonnable pour ne pas nous faire renvoyer à nos occupations. Mètre à la main, les déménageurs font des calculs, veulent savoir ce qu’il y a dans les armoires, s’ils auront à emballer les verres, ce qui doit monter à l’étage dans la future demeure. Arrivés dans le salon, ils s’arrêtent devant le piano qui parade hautain et solennel.
« Pour le piano on vous fera un devis spécial» déclare le géant qui a l’air d’être le chef.
« Il reste ici. Nous le vendons avec la maison », répond maman d’un ton détaché.
Stupéfaites, Claudine et moi échangeons un regard furtif, imaginant d’abord qu’elle n’a pas compris la question. Mais non, elle fixe le piano indiquant clairement que c’est de lui dont il s’agit. Alors, c’est peut-être une farce pour nous amuser. Mais son visage ne traduit rien de tel et d’ailleurs, elle semble ignorer notre présence. Bouches et yeux grands ouverts, nous la fixons intensément quand nous l’entendons ajouter comme à elle-même :
« Il y a bien longtemps que j’ai perdu l’envie de jouer de cet instrument ».
Je suis d’abord désorientée par la nudité de cette confidence indécente devant des inconnus, par le ton où perce le reproche, et juste après, par l’impression fugace d’une jubilation de petite fille rebelle sur son visage, tel un vestige du passé tentant de se frayer un passage, floutant la surface lisse de son monde émotionnel.
Quelle force obscure l'a poussée à faire preuve de cette détermination inattendue ? Aurait-elle appris le piano par cœur et pas avec le cœur, comme j’apprends les mathématiques ?
Du haut de mes dix ans, je perçois comme une lueur, d’abord vacillante, puis de plus en plus claire. J’observe le fanal bleu de son foulard qui flotte au fil à linge dans la brise parfumée de ce début d’été. Dans une fulgurance, mon intuition d’enfant pressent que le lest du piano va alléger ma mère de bien d’autres carcans, libérant de l’entrave, la femme cachée.
C’est alors que j’ai la certitude que la nouvelle vie qui nous attend, loin d’être la retraite sentimentale redoutée, nous réservera quantité de surprises. La perspective du déménagement m’inspire tout à coup une curiosité pressée, la gazette secrète de mes apprentissages à venir, tel un journal à rebours.